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Les salles de sport deviennent un loisir de masse : elles se multiplient, leurs coûts d’abonnement baissent et les façons de s’entraîner se standardisent. C’est la « révolution du fitness » (Andreasson & Johansson, 2014a). Si les injonctions à la préoccupation du corps datent du début du XXème siècle, le fitness se constitue comme une offre de façonnage corporel importante depuis les années quatre-vingt. Dans un zeitgeist néolibéral où l’individu doit « se prendre en main » pour devenir un véritable « entrepreneur de soi » (Castel, 2016), améliorer son capital corporel (Mauger, 2018) est un enjeu central. Le corps est toujours en interaction avec le social, mais comment la salle de sport (re)produit elle le genre dans ce cadre ?
Une enquête ethnographique mixte, quantitative et qualitative, a été menée de façon discontinue dans une salle de sport pendant un an et demi. Afin d’étudier les rapports de genre à l’œuvre ainsi que les carrières (e.g., Goffman, 1961) de façonnage corporel en jeu, nous avons réalisé des analyses permettant de comparer des pratiques entre les femmes et les hommes. Nous nous sommes appuyés sur les matériaux suivants : une enquête nationale sur les pratiques sportives (EPPS, 2010) ; la production d’un modèle logic ; une carte des salles de sport de la ville ; des observations participantes et chiffrées (492 observations, dont 6.064 femmes, 13.035 hommes cumulé·e·s et non distinct·e·s) ; des photographies ; 26 entretiens approfondis auprès de client·e·s (ayant différentes morphologies, origines sociales et âges) et 2 entretiens informatifs auprès du personnel de la salle. Nous avons analysé : la socialisation primaire sportive des enquêté·e·s pour identifier la constitution de dispositions corporelles sexuées ; les interactions dans les espaces occupés et le façonnage corporel. Trois séquences émergent de la carrière de façonnage corporel, chacune possédant des variations : dans sa structuration (e.g., assiduité, planification), dans son ascétisme (e.g., changements d’alimentation) et dans le goût pour la pratique (e.g., déplaisant, plaisant et dépendance).
La socialisation primaire sportive des enquêté·e·s était genrée produisant des dispositions corporelles sexuées. Bien que débuter une carrière à la salle de sport soit motivé par l’insatisfaction physique (e.g., esthétique, performance, santé), lesdites dispositions sont revisitées. L’analyse in situ révèle une division socio-sexuée de l’espace. Les hommes privilégient la musculation par rapport au cardio-training (79 % contre 21 %), tandis que les femmes ont tendance à occuper de manière équitable ces deux espaces (44 % contre 56 %). Selon les observations chiffrées et les entretiens, les jeunes femmes limiteraient leur mobilité dans l’espace de la musculation ayant « peur » d’être harcelées. Par ailleurs, les hommes privilégient le façonnage du haut du corps par rapport au bas/centre (80 % contre 20 %), alors que pour les femmes l’écart est plus faible (38 % contre 62 %). Toutefois, on remarque que la monopolisation de la musculation par les hommes limite le libre entrainement des femmes. De ce fait, le sexe des acteur/trice·s influence leur carrière, au sein de laquelle les femmes peuvent limiter plus rapidement leur engagement. Finalement, tout façonnage corporel ne se constitue pas en capital corporel, car il se doit d’être en lien avec les attentes normatives du genre, donc être un capital corporel genré. La salle de sport en tant qu’institution joue un rôle actif dans ce processus, elle apparaît comme un espace d’une seconde socialisation où les habitus peuvent se transformer, une technologie de genre qui peut déplacer les frontières construites par le social entre les corps des femmes et des hommes, mais aussi parfois une manière de troubler le genre.